Opéra de chambre d’après la pièce de Maurice Maeterlinck

Durée : 60′

Pour 12 chanteurs et 5 musiciens

Commande de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris

Nomenclature :
Voix : 4 sopranos, 2 mezzo-sopranos, 3 barytons, 2 ténors, 1 basse
Ensemble instrumental : flûte (avec picc. et fl. alto en sol), clarinette (sib) (avec clar. basse); 1 perc. ; guitare ; Violoncelle

Éditions PAPILLON

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Création : le 19 juin 2006 • Théâtre Gérard Philipe • Saint-Denis

Chanteurs de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris
Ensemble CAIRN
  • Direction : Guillaume Tourniaire
  • Mise en scène : Marc Paquien

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Voyage immobile au bout de la nuit

Douze silhouettes assises sur des rochers, six hommes, six femmes. Ils finissent par se parler. On comprend qu’ils sont aveugles et attendent le prêtre qui les a emmenés en promenade à l’autre bout de l’île où s’élève leur asile. Mais le prêtre s’est absenté. Tout près, le bruit de la mer trahit la présence de dangereuses falaises. Pas question de se risquer à tâtons dans cette nature sauvage. Les aveugles attendront donc. Ils ne se mettront en mouvement que pour se regrouper et prendront alors conscience de la situation : le prêtre se tient toujours au milieu d’eux. Mais il est mort. Comment retrouver le chemin de l’asile ?

Les didascalies de Maeterlinck indiquent précisément le lieu où se trouvent les aveugles, mais aussi et surtout les bruits qui les entourent : c’est tantôt le vol d’oiseaux migrateurs, tantôt la présence d’un chien qui se manifeste aux oreilles des personnages, aux yeux des spectateurs. Or, sur la fin de cette courte pièce, plus d’indication scénique. Les aveugles sentent une présence parmi eux, d’autant que le bébé de l’aveugle folle se met à pleurer, lui qui seul peut voir mais ne sait parler… Et le lecteur-spectateur de s’assimiler aux aveugles : démuni, il ne sait ce qui arrive à la fin de la pièce et cette fin ouverte le fait entrer dans une véritable «nuit» du sens.

Lorsque Maeterlinck écrit ce drame, le siècle du romantisme et des empires coloniaux ne s’est pas encore achevé. Et pourtant tout ici témoigne du sentiment d’abandon, de solitude et de perte des repères qu’éprouvera l’homme au siècle suivant. Ces personnages en attente devancent le théâtre de Beckett, ce «drame statique» anticipe l’hiératisme de certaines mises en scène du XXe siècle, son écriture à douze voix pressent ces pièces que l’on dit «chorales». Et si l’œuvre a été créée le 11 décembre 1891 dans les cercles avant-gardistes du Théâtre Moderne et de Lugné-Poe (lequel tenait alors le rôle du Premier Aveugle-né), elle continue de vibrer aujourd’hui avec une modernité à peine supportable. Récemment devenue une formidable installation technologico-théâtrale par la grâce du Canadien Denis Marleau, elle a aussi inspiré les compositeurs : Beat Furrer, pour une œuvre de jeunesse, et aujourd’hui Xavier Dayer.

Le compositeur suisse né en 1972 n’en est pas à sa première expérience lyrique. Sa nouvelle œuvre s’inscrit en toute logique dans son parcours : son premier opéra, Le Marin, était une pièce de chambre d’après un «drame statique» du jeune Pessoa qui doit beaucoup aux Aveugles. Dans un effectif d’opéra de chambre (12 chanteurs, 5 instrumentistes), Dayer met en valeur la dimension collective de la pièce de Maeterlinck et travaille sur une polyphonie complexe dont se détachent certaines voix et répliques, comme des bouées de sens à la surface d’une troublante mer de musique – musique toujours diaphane et délicate, Xavier Dayer se méfiant des nuances extrêmes et des systèmes trop rigides. La rigueur de l’écriture maeterlinckienne n’en ressort que davantage. Loin des flous «impressionnistes» auxquels on associe trop souvent le symbolisme, l’âpre langue de Maeterlinck laisse sourdre une violence, mais aussi un mystère qui a ses moments de lumière. La musique elle-même, opaque par définition, exalte les mystères de cette langue, elle en épaissit les ténèbres et accomplit cet étrange prodige : faire littéralement étinceler la nuit qui enveloppe les aveugles.

Texte par Alain Perroux